Empathie, humilité, bienveillance… Ces compétences sont de plus en plus prisées chez les managers qui, pour les acquérir, doivent développer leur intelligence émotionnelle.
Pendant longtemps, émotions et monde du travail n’ont pas fait bon ménage. Managers et collaborateurs étaient priés de laisser leurs états d’âme, leurs affects et leurs sentiments loin de leur bureau, au profit d’une objectivité distanciée, rationnelle et froide : « Cette tradition d’objectivité scientifique a cantonné les émotions au registre du bruit », analyse Olivier Basso, expert facilitateur de la dynamique entrepreneuriale, individuelle et collective dans les grandes organisations et directeur pédagogique de la formation « Leadership et management complexe » à Sciences Po Executive Education. Seulement voilà, les émotions sont bien réelles. Toutes les études scientifiques récentes sur la question ont montré que les ignorer était contre-productif, voire dangereux : « On sait aujourd’hui que refouler ou ignorer une émotion, c’est s’exposer à encore davantage de trouble intérieur », poursuit-il. Trouble qui peut provoquer du désengagement, de la souffrance psychologique et dans les cas les plus extrêmes, pousser au burn out.
Aujourd’hui, de plus en plus de décideurs, DRH et managers, conscients de l’impact des émotions dans le travail, intègrent l’intelligence émotionnelle dans leurs pratiques managériales. Olivier Basso voit dans le regain d’intérêt pour ce concept développé dans les années 1990 aux Etats-Unis, puis popularisé par le psychologue américain Daniel Goleman, deux intérêts majeurs pour les managers. Le premier est lié à la complexité de l’environnement dans lequel ils doivent manoeuvrer : « Les organisations sont de plus en plus volatiles, explique-t-il. On ne sait pas si demain, en se réveillant, notre département sera fermé, ou si notre entreprise sera confrontée à une OPA agressive. Résultat, les managers ne peuvent plus compter sur la puissance de l’entreprise pour rassurer et embarquer leurs troupes. » Le seul point d’appui solide qui leur reste, c’est… eux. Travailler sur sa personnalité – son caractère, diront certains – serait donc une nécessité pour qui veut manager efficacement et durablement. Le deuxième avantage que représente l’intelligence émotionnelle pour les managers est que cela marque la fin du chef autoritaire au profit du leader-coach : « On ne peut plus diriger comme avant, depuis son statut d’expert, avec une posture surplombante », confirme Olivier Basso.
Eviter le purement réactionnel
Mettre des mots sur ses émotions, comprendre ce qui les provoque, analyser les conséquences, apprendre à les réguler, gérer ses mécanismes émotionnels, se maîtriser, développer sa flexibilité… tel est le programme qui attend celui ou celle qui veut gagner en intelligence émotionnelle. Avec un passage obligé par l’introspection, comme l’explique Olivier Basso qui consacre une part importante des premières séances de sa formation de six mois à l’identification des émotions : « Le manager doit se demander : comment est-ce que je me manage moi-même ? Qu’est-ce qui me motive ? Est-ce que je suis un être purement réactionnel ou suis-je capable de m’ajuster à la situation et aux personnes que j’ai en face de moi ? » Le but est de sortir de la logique automatique de réactivité pour aller vers un management plus raisonné et raisonnant. « Le simple fait de se rendre compte que l’on est stressé, fatigué, ou encore d’apprendre à percevoir et à décoder les signaux faibles qui s’expriment, c’est un premier pas, et il est essentiel », ajoute Olivier Basso.
Etre bienveillant vis-à-vis de soi et des autres
Cela paraît simple, et pourtant il n’est pas toujours facile de faire preuve de mansuétude à son propre égard. C’est cependant incontournable pour les managers. « Aujourd’hui, on sait que pour innover et être créatifs, il ne faut pas avoir peur de se tromper. Si un manager n’est pas bienveillant envers lui-même, il ne s’autorisera pas à explorer certaines pistes, à expérimenter le test and learn, par exemple. En effet, parce qu’il est dur avec lui-même, et qu’il se juge sévèrement, il ne voudra pas montrer ce qu’il considère comme inabouti. » Un juge intérieur implacable, néfaste aussi pour les autres : « Si un leader n’est pas bienveillant, ses équipes ne le seront pas non plus. C’est une qualité qui fonctionne en miroir. »
Travailler sur le positif, plutôt que sur le négatif
Pour Amélie Motte, chief happiness officer à la fabrique Spinoza (un think-tank dédié au bonheur citoyen), qui dirige depuis dix ans une formation de deux jours « Manager avec l’intelligence émotionnelle » à Sciences Po Executive Education, le leader de demain doit être « le gardien de la qualité de la relation avec les autres ». « Auparavant, on cherchait la sécurité et le statut dans l’entreprise, maintenant, on souhaite surtout se réaliser et s’épanouir. Et quand on parle de cela, on ne parle que d’émotions ! » Au cours de sa formation, l’accent est mis volontairement sur les facteurs qui favorisent l’émergence des émotions positives : « Il faut arrêter de voir les émotions comme forcément négatives, martèle-t-elle. Travailler sur le positif, plutôt que de tenter de résoudre ce qui ne va pas, est un levier puissant de motivation. » Soigner ses feedbacks, repenser les entretiens d’évaluation comme des bulles de remotivation, transmettre de la bonne humeur et de l’énergie à ses équipes en toutes circonstances font partie de cette “culture du positif” qui fonctionne : « Et ce n’est pas de l’angélisme, insiste la CHO. On sait que si les collaborateurs sont moins stressés et plus heureux, ils sont alors plus performants. » Tout l’enjeu, pour le manager, est de parvenir à décoder les émotions de chacun, et les besoins qui y sont associés. Un travail d’individualisation qu’elle enseigne lors de sa formation : « On ne peut pas manager tout de le monde de la même façon. On doit travailler le collectif mais également faire sentir à chaque individu qu’il est unique dans ce collectif. » Un équilibre qui n’est pas simple à trouver et qui nécessite de développer son empathie : « Il faut à la fois savoir donner plus d’autonomie à un collaborateur qui a besoin de liberté pour se sentir en sécurité et être plus présent avec un autre, au profil plus rigoureux, qui perd facilement ses repères en cas d’imprévu. » Pour y parvenir, plus qu’être un mouton à cinq pattes, le manager doit prendre le temps d’observer et d’écouter. « Prendre le temps », tout est là.
Ils se sont formés à l’intelligence émotionnelle…
Olivier Partouche, Directeur Général RTMS (industrie bois et papier)
« Je passe beaucoup plus de temps à dialoguer et à comprendre les desiderata de chacun »
A la tête d’une entreprise de 400 personnes, ce directeur général a ressenti, il y a deux ans, le besoin de lever la tête d’un quotidien très prenant pour “remettre à jour son logiciel”, comme il dit. C’est ainsi qu’il a intégré l’ »Executive Mastère Spécialisé® Trajectoires Dirigeants », proposé par Sciences Po Executive Education, une formation diplômante de 12 mois, à raison de deux à trois jours par mois, destinée à celles et ceux qui souhaitent élargir leurs compétences et prendre du recul sur leurs fonctions. « A un moment donné, on a accompli pas mal de choses mais les a-t-on bien faites ? J’avais besoin de prendre le temps d’observer, de regarder les enjeux du monde contemporain, de retrouver une dynamique personnelle aussi.» C’est dans le cadre de cette formation transversale qu’il approfondit ses connaissances en intelligence émotionnelle. Il apprend alors à travailler sur ses propres émotions – « On ne donne aux autres que ce que l’on est, mais on peut travailler sur soi pour acquérir une vision différente, faire un pas de côté et changer son point de vue » – et sur ses relations aux autres – « Je passe beaucoup plus de temps à dialoguer et à comprendre les desiderata de chacun. Mon approche est devenue plus empathique. » Une vision humaniste du management qu’il partage aussi avec ses collaborateurs directs : « On s’attache davantage aux signaux faibles, à créer les conditions propices pour que l’équipe travaille de manière plus collective, à adopter une posture plus enthousiaste et optimiste. » Qui sera forcément contagieuse et donc bénéfique.
Anna Altea, responsable développement et innovation managériale à Gustave Roussy
« Qu’on le veuille ou non, on vient au travail avec sa dimension émotionnelle »
« Lorsque quelqu’un me dit « je n’ai pas d’affect au travail », cela m’inquiète » , s’exclame Anna Altea, responsable développement et innovation managériale à Gustave Roussy, un centre régional de lutte contre le cancer situé à Villejuif (Val-de-Marne). Elle a co-construit pendant deux ans, avec les équipes de Sciences Po Executive Education, une formation sur mesure, pour les comités de direction et les dirigeants du centre. C’était fondamental, selon elle : « On vient au travail avec sa dimension émotionnelle, intellectuelle, spirituelle et corporelle, ajoute-elle. Il me paraissait important que nos dirigeants abordent un certain nombre de sujets liés aux sciences humaines et sociales, qu’ils n’ont pas forcément étudiés au cours de leur cursus de base – pour la plupart, des écoles d’ingénieurs, l’École des Hautes Études en Santé Publique, des grandes écoles de commerce – et qu’ils soient sensibilisés à cette dimension. » Des techniques de communication non violente aux cours théoriques sur la sociologie des organisations, en passant par des formations à la prise de parole… elle a tout supervisé, y compris le choix des intervenants, pour la plupart des experts aux profils d’exception. Ainsi, le comédien qui assure le cours d’expression corporelle est issu de Polytechnique. Ce qui est rassurant pour ces scientifiques aux préjugés parfois tenaces sur les sciences humaines. « Le fait que cette discipline soit assurée par Sciences Po, cela les rassure également ». Tout comme les récentes études neuroscientifiques sur l’impact de l’intelligence émotionnelle sur le cerveau. Protocole de méditation en pleine conscience, séminaire dédié à l’annonce d’une mauvaise nouvelle, politique de qualité de vie au travail… L’approche émotionnelle est aujourd’hui au coeur de la politique RH de Gustave Roussy : « Mon premier patient, c’est le salarié. S’il est bien traité, le patient réel sera lui aussi bien traité », a coutume de dire Anna Altea. Pour l’heure, le petit groupe de décideurs de Gustave Roussy a suivi deux sessions à Sciences Po Executive Education. « Ils ont trouvé qu’il y avait un réel intérêt à être nourris autrement que par des formations académiques et scientifiques. Et puis, cela crée de la cohésion, et cela aussi améliore le quotidien. »
Vous pouvez retrouver l’article original de Harvard Business Review en cliquant ici.